[PROCESSUS] Apprivoiser la ville
Dès ses premières années, la Compagnie Oposito pratique un théâtre de rue qui ne souhaite pas violer la ville mais plutôt la séduire.
Cela se traduit, chez Jean-Raymond Jacob, par une écriture du spectacle qui ne cherche pas à gommer l’espace existant mais à en jouer.
Ne pas rudoyer les services techniques
Les arts de la rue se sont parfois imposés aux villes par effraction. La légende de certaines compagnies est pleine de feux rouges démontés et d’abribus arasés pour laisser passer des gestes géants. Chez Oposito, une habitude est prise dès les premiers spectacles utilisant des engins motorisés : tous sont prévus pour passer par une voie pompiers aux normes françaises, soit 2,20 m de largeur.
Enrique Jimenez, Croquis de Transhumance, l’heure du troupeau, 1996
Ce n’est pas seulement un souci de vente des spectacles auprès des maires et des directeurs de festivals municipaux : une part de l’éthique artistique de Jean-Raymond Jacob réside dans cette contrainte que se donne la compagnie. Jamais la ville ne doit être violée. Bien sûr, il est plus pratique d’arriver sur un territoire – en général par la volonté de l’échelon politique – sans avoir à rudoyer les services techniques. Plus fondamentalement, il s’agit surtout de poser un clair rapport entre l’image et son décor, c’est-à-dire le cadre de vie de milliers de personnes que l’on veut émerveiller sans avoir à leur faire payer le prix de leur plaisir dans leur quotidien – des restrictions au stationnement aussi courtes que possible, la circulation des transports publics jusqu’au plus près de l’événement, mais aussi la confiance dans la claire conscience qu’une foule a du danger sans barriérage.
Une forte puissance déstabilisatrice
Nous aimons séduire la ville sans nécessairement lui mettre une claque, dit Jean-Raymond Jacob.
Cela vient peut-être des années 80 où il fallait saisir toutes les opportunités de prendre la rue – fêtes communales, carnavals à bout de souffle, quinzaines commerciales, projets bancals d’animation vieillotte des centres-villes ou des périphéries… Dans ces missions de « réanimateurs socio-culturels », comme dit Kiké, se forge une pratique : apprivoiser des équipes municipales peu motivées, les faire se dépasser sans qu’elles aient l’impression d’accomplir des efforts démesurés et, de manière générale, offrir toujours plus qu’il n’en coûte aux collectivités.
Les « rumeurs » des premières années ont à la fois une forte puissance déstabilisatrice auprès du public et une vertu presque inverse auprès des professionnels de l’espace urbain, qui se sentent rassurés. Pour annoncer les représentations de L’Enfer des phalènes, les comédiens déboulent par surprise avec armes, hurlements et combats. Quelques minutes de fracas minutieusement préparé qui, malgré quelques quiproquos, donnent confiance à des forces de l’ordre en général médusées par la maîtrise de ces artistes d’un genre alors nouveau.
Construire la représentation pour ce seul lieu
Dans ces premières années, se détermine aussi un partage des tâches à la tête de la compagnie : Enrique Jimenez invente des personnages, des décors, des scènes qu’il jette sur la toile ou sur le papier, et Jean-Raymond Jacob va s’employer à leur donner vie. Il n’est pas entré dans Oposito pour y devenir un créateur mais pour en être l’administrateur. Il en est devenu peu à peu le metteur en scène, et un metteur en scène qui aime pirater le quotidien des spectateurs, déjouer leurs attentes, prendre à contrepied tout ce qu’ils croient savoir du théâtre de rue.
Et l’enjeu est toujours double, puisque rendre réelle une esquisse impose autant de savoir lui donner chair que de connaître la matière dans laquelle elle va s’incarner. Les reconnaissances avant les spectacles sont donc longues, très longues. Il faut arpenter la ville, comprendre ses circulations naturelles et savoir comment un cheminement de parade peut les subvertir sans leur faire violence ; il faut contempler le paysage urbain pour que le spectacle s’y inscrive librement sans risquer d’être écrasé par un patrimoine de pierre ou d’habitudes mentales…
Enrique Jimenez, Dessins et croquis de Transhumance, l’heure du troupeau (1996) et Les Trottoirs de Jo’Burg (2001)
Écrire une représentation ne sera pas seulement l’adapter à une topographie mais le construire pour ce lieu uniquement – qu’il s’agisse d’un centième Cinématophone ou d’un événement unique comme l’ouverture des Rencontres d’ici et d’ailleurs de 2018, qui transforment en scène une barre de HLM de Garges-lès-Gonesse… Chacune des étapes de Transhumance, l’heure du troupeau, sera aussi un discours sur la ville telle qu’elle existe, y compris avec ses pesanteurs historiques, voire ses tensions – un parcours de la gare au port de Brest, la traversée du pont entre le Québec et l’Ontario à Ottawa…
Toujours, l’enjeu tient autant de la séduction que de l’évasion, même si les spectateurs doivent parfois forcer le pas pour suivre les déplacements de l’action, comme dans Les Trottoirs de Jo’Burg ou dans Kori Kori, par exemple.
Les spectacles d’Oposito n’ont pas seulement vocation, dès lors, à s’inscrire dans la seule géographie de la ville, mais ils se logent également dans le tissu de son histoire, de sa mémoire. Pour fabriquer une légende.